« Faisons-ça en intelligence collective » est la phrase que j’ai sans doute le plus entendu en 2021.
Du coup, j’ai enlevé de mon profil professionnel ce terme car il est utilisé à tort et à travers !
Voici donc mon coup de gueule à moi en ce début d'année. ;)
Cette expression utilisée à tout bout de champs donne désormais l’impression qu’il existe une recette miracle pour être intelligents ensemble. Cette utilisation nouvelle sous-entend-elle que nous l’ignorions auparavant et nous aurions appris maintenant ? Hum hum. L’humanité serait donc capable de devenir intelligente tout à coup quand elle le
décide. Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai de gros doutes. Ce n’est pas ce que ma radio me dit tous les matins.
Alors, est-ce que cela signifie qu’une minorité éclairée aurait tout à compris comment faire pour être collectivement intelligent ? Avec la diffusion des techniques de facilitation par exemple ? Outre l’illusion d’appartenir à une minorité élue, j’ai bien peur que nous soyons dans le schéma connu des nouveaux convertis : l’excès de
zèle.
Autant je maintiens que des événements bien préparés et bien facilités permettent de travailler ensemble avec fluidité et plaisir, autant je m’insurge contre cette illusion : non, l’application de techniques ne suffit pas à faire émerger des prises de conscience fortes, des engagements, des idées réellement nouvelles, mais surtout, et c’est bien là
l’idée de l’intelligence collective, faire émerger un ordre nouveau, dont on ne voyait pas les indices auparavant mais qui devient évident pour tous une fois apparu.
Parce que c’est ce graal-là que nous poursuivons, et qui, comme toute poursuite de graal, est un long chemin au résultat incertain.
S’engager sur ce chemin implique un certain nombre de conditions :
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Appliquer les bonnes techniques au bon moment ET au bon problème. Or ce que nous avons appris depuis, disons, 20 ans d’expérience, c’est que ces techniques ne s’appliquent correctement que dans un contexte de complexité, face à un problème où il n’existe pas UNE réponse, fut-elle sophistiquée. Mais une infinité de
réponses.
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Face à ce degré d’incertitude, on ne peut pas aborder les problèmes de manière ordinaire, comme un problème à résoudre. Mais avec curiosité et amour, comme un chemin qu’on va parcourir ensemble, avec confiance. Certains d’entre vous reconnaitrons que je fais là référence à la posture nécessaire pour aborder ces moments.
J’avoue que j’ai assisté cette année à quelques événements qui m’ont mis très mal à l’aise. Sous prétexte de tirer un enseignement collectif grâce au World Café, j’ai vu par exemple des professionnels menés à la baguette, avec autorité, des conclusions guidées vers là où le facilitateur voulait qu’elles aillent. J'y ai vu surtout une occasion ratée de créer
des vrais liens et de coopérer, alors même que la coopération entre les centaines d'acteurs qui reçoivent les fonds de l'Etat et qui opèrent de manière indépendantes, était l’enjeu sur le terrain.
Quelle était l’intention de cette journée qui a rassemblé plus de 80 personnes ? Cette intention avait-elle-même été pensée ? Ou bien s’agissait-il de faire plaisir à un commanditaire et de le rassurer quant à l’importance des fonds mis dans le projet ?
Autant je suis ravie de voir se diffuser ces techniques, autant je constate que les utiliser est un art qui en est à ses balbutiements.
J’ai également expérimenté dans mes propres collectifs combien il était difficile de maintenir des liens positifs dans les périodes de tensions. Nos émotions nous emmènent parfois sur des chemins difficiles. Cela nous demande du courage de les exprimer, de montrer notre vulnérabilité, de prendre le risque de blesser. L’art de la conversation et du dialogue
s’apprend tous les jours. Et prend du temps. Pas facile à vivre dans notre monde qui s’emballe, mais ô combien nécessaire, pour apprendre à se faire confiance dans notre capacité à traverser les crises.
Je vous invite encore une fois à penser à la place de la parole et du récit, complexité, enjeux, processus à long terme et cheminement collectif, stratégie chemin faisant, puis sens et intention plutôt que réunion et intelligence.
En ce qui me concerne, dorénavant je mets l’accent sur les « dynamiques sociales complexes » comme les appelle Yael Guillon. Le collectif au service d'autres possibles.
C'est avec cette ligne de mire que j'accompagne les individus et les organisations et que je forme des intervenants aux approches d'accompagnement des dynamiques complexes.